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Pourquoi le choix de ces strophes? Parce que c'est dans ces strophes initiales et finales que Berceo exerce une liberté quasi totale vis à vis du texte latin. Au contraire, ce qu'il est convenu d'appeler le récit pose un problème bien connu des mediévistes: celui de l'amplification d'un modele offert par différentes miscellanées en latin. Le texte latin, pour les miracles, le Pamphilus pour l'Archiprêtre de Hita, le troisième traite de L'Art d'aimer d'André le Chapelaio, pour l'autre Archiprêtre, celui de Talavera, enfermaient ces auteurs dans une non-liberté dont ils se sauvaient par l'amplificatio, et dans le cas des poètes, par la contrainte que leur imposaient les «syllabes comptées» de la cuaderna vía. Or, cette liberté qu'exerce Berceo dans l'exorde et la conclusión du miracle est une liberté contròlée qui oriente la lecture dans un cas et permet son commentaire dans l'autre. Cela signifie que lorsqu'elles encadrent le récit miraculeux, ces strophes initiales et finales transposent explicitement la leçon implicite de la narration sur le plan d'une catéchèse insistante, qui parait simpliste à nos yeux de modernes parce que nous ignorons généralement les conditions historiques qui la virent naître. En d'autres termes, la répétition ou combinaison des mêmes motifs transforme le miracle en instrument de la propagande du culte marial. Definir ces strophes ainsi, c'est affirmer qu'elles entretiennent entre elles des relations ostensibles et constantes qui intègrent le miracle dans un système parfaitement clos. C'est diré aussi que ces strophes offrent un type d'écriture qui correspond à une exemplarité particulière et limitée dans le temps. Par ailleurs, ces strophes posent, les unes et les autres, un problème dont la solution nous permet de definir en partie le type de récit auquel appartiennent les Miracles, au moins dans les relations que nous pouvons entrevoir entre le poète et son auditoire et dans la finalité du miracle sinon dans sa nature même de récit, qui obéit aux lois genérales du genre auxquelles obéissent aussi les textes latins dont Berceo s'inspirait. Si sur le plan de la finalité des miracles ces strophes peuvent se confondre, il arrive parfois que sur celui des exigences propres à chaqué récit elles se séparent, ce qui signifie que le contenu d'un miracle peut, si peu que ce soit, modifier les strophes initiales et finales. Ces modifications nous permettent alors de concevoir la totalité de l'oeuvre comme une totalité organisée et progressive contrairement à la tendance genérale de la littérature antérieure au XVe s.: des miracles les plus simples vers les plus elabores. Cette progression, Berceo ne l'invente pas. II la recueille plus ou moins du texte latin, qu'il s'agisse des manuscrits Thott, Pez ou Phillips, du manuscrit Thott surtout. Berceo comprend probablement la portee d'une classification empirique, celle qu'offre le tcxte, différente de celle que proposèrent Petit de Julleville ou Morawski qui est celle du genre des miracles. Je n'insisterai guère sur le problème de la communication, de la relation entre le poète et son auditoire. II suffit de rappeler que Berceo s'est nommé lui-même jongleur dans un de ses poèmes 1 et que, prête, il était lié aux monastères de Santo Domingo de Silos et de San Millán de la Cogolla où peut-être il a pu rencontrer un public choisi capable d'apporter la bonne parole à la sainte plebe de Dieu. Pourtant des vers comme: «Otro milagro os quería contar» (431)2, «otro milagro más os quería contar» (461) peuvent renvoyer à la technique du jongleur, mais d'autres vers semblables nous permettent d'avancer l'hypothèse très prudente d'une récitation continué des miracles. Après la belle poésie aperturale et après le premier qui constitue, à mon avis, une seconde ouverture, Berceo prend l'initiative de solliciter la patience de son auditoire: «amigos si quisiesen un poco esperar,/ otro milagro más os quería contar/ (75). Tres curieusement, Berceo reprend la même initiative à la fin de l'oeuvre comme si la récitation s'achevait (strophes initiales des miracles 21, 22, 23, 24). Dans le miracle 21, il situé le récitant et le public dans un certain «lieu» qui pourrait être un des deux monastères mentionnés ci-dessus: «Sennores e amigos, companna de prestar/ de que Dios se vos quiso traer a este logar/aun si me quissiéssedes un poco esperar/en otro miraclo vos querría fablar» (500). II semble que le jour decline dans les premiers vers du miracle 22: «Sennores si quissiéssedes mientre dura el día/destos tales miraclos aun más vos dizría» (583). Des indications semblables se retrouvent dans les miracles 23 et 24: «Amigos si quisiéssedes un poco atender» (625), «Aun otro mirado os querría contar» (703). Si ces indications révélatrices des habitudes du jongleur ne sont pas l'indice certain d'une récitation continué des miracles du recueil, elles suggèrent, à coup sûr, l'existence réelle de la companna de prestar. Dans le type de récit qu'offre le miracle, les strophes initiales ont aussi un rôle d'information: localisation, qualité du ou des protagonistes, bret ce que nous appelons l'informant duquel Cervantes contrevint consciemment dans la première phrase de son Don Quichotte. La mention d'un lieu, dont Cervantès ne voulait pas se souvenir, si classique dans la nouvelle italienne (et même dans la nouvelle de Cervantes: «En Burgos ciudad de caballeros») constitue le point de départ de dix miracles où Berceo transforme la prosaíque localisation du texte latín en une sorte de coup d'archet: «En Toledo la buena essa villa real» (48), «En Colonna la rica cabeza de regnado» (75), «Enna villa de Roma essa noble cibdat» (95), «En una villa bona que la clama Pavia» (106), «En essa cibdat misma...» (112), «San Miguel de la Tumba es un gran monasterio» (115) «Enna villa de Borges una cibdat estranna» (125), «En Toledo la noble que es arzobispado» (139) etc. Pour des raisons evidentes dans la poésie aperturale, Berceo annonce dans la dernière strophe ce qui constitue le point de départ du miracle suivant: «En Espanna cobdicio de luego empezar/en Toledo la magna un famado logar...» (47) avec une reprise caractéristique de la communication órale dès le premier vers du premier miracle: «En Toledo la buena essa villa real» (48). La localisation peut ètre moins precise et ne pas offrir ce caractère musical que je lui attribue dans les premiers vers cites ci-dessus. Elle peut renvoyer au chemin de Saint Jacques par exemple. Mais, dans un miracle tres connu, l'exactitude de la topographie joue un rôle dans le récit lui-même («Un parto maravilloso»). La localisation d'un miracle à Rome ou à Constantinople pese aussi implicitement sur le récit, Rome par le juridisme de son Eglise, Constantinople par son commerce actif. En outre, Berceo échappe parfois aux exigences de son modele latín. II ne localise pas Amfreville sur Iton, dans l'Eure (405) et le plus curieux c'est qu'il ne répète pas la localisation du texte latin dans le miracle «El clérigo y la flor», a'agissant surtout de Chartres, ville tres célebre en Europe pour son Ecole et pour son écolâtre Bernard, l'auteur de la phrase célebre des nains montés sur les épaules des géants. On sait, par ailleurs, que Berceo confesse ingénument: «el logar no lo leo decir no lo sabría» (76) bien que cette ingénuité pourrait s'expliquer par une lacune du texte que refondait Berceo. II n'en reste pas moins que les autres miracles ne sont pas localisés (et le mention même d'Amfreville, Anifiridi, se trouve dans le corps du récit). Cette non localisation peut creer une atmosphère poétique —la mer dans «El náufrago salvado»—, et une impression qui ajoute au mystère et au merveilleux. Chez Gautier de Coincy, si proche de Berceo par les dates, le miracle de «La abadesa encinta» commence ainsi: «Une abbesse fut jadis: qui la mère du paradis/aimait moult amoureusement». Chez Berceo, les meilleurs exemples de cette indecisión nous sont offerts par les miracles 5, 9 et 11. dont le premier vers transcrit exactement en espagnol moderne par Daniel Devoto: «Erase un hombre pobre... Erase un clérigo simple... Erase en una tierra un hombre labrador», assimile le miracle marial au conté merveilleux. Quoi qu'il en soit de la circonstance lócale et de la forme qu'elle revét dans les miracles, elle joue son rôle d'informant qui est de garantir l'authenticité, la crédibilité du miracle, elle est une puré exigence de vraisemblance. Mais dans la perspective véritable du miracle marial seule existe l'éternité. C'est pour cela que lorsqu'apparaít la circonstance spatiale ou temporelle (non négligeable aux yeux de l'historien) elle n'est que le lieu ou l'instant dans lequel s'accomplit ce qui conduit l'homme de la terre au ciel. C'est ce qu'impliquent précisément les strophes initiales et finales. En effet, treize miracles offrent dans les premieres strophes ce que j'appellerai la donnée de base du miracle marial. Si l'on excepte le miracle 20, ils sont tous au debut du recueil. lis appartiennent, en general, à un type de récit simple, si on le compare à celui des autres miracles dans lesquels la donnée de base est établie ou éclairée à l'intérieur du récit. Cette donnée de base est la relation de dévotion d'un homme, qu'il soit pécheur ou innocent, à la Vierge. C'est cette relation qui assure mécaniquement, si l'on peut diré ainsi, son salut, et dans de rares cas, c'est l'absence de cette relation qui entrame un châtiment. C'est une donnée du même ordre qui se retrouve dans le théátre théologique espagnol du XVIIe s. Dans ces treize miracles, le nombre plus ou moins grand des strophes initiales dépend des deux motifs qui accompagnent la donnée de base. Ces deux motifs sont 1o: les formes de la dévotion, capitales au moment où se fixe définitivement la liturgie mariale; 2o: la mention constante de la source, dictado, escripto, escriptura, qui se sacralise par analogie avec la grande source scripturaire. Les six premiers miracles offrent plusieurs combinaisons de la donnée de base avec ces deux motifs. Quatre d'entre eux concement des innocents, les deux autres, des coupables l'un, sacristain impudique par luxure, l'autre, larron dévot, par cupidité. Mais avant d'entrer dans les détails je voudrais m'arréter un instant sur le premier miracle. Non point pour signaler la présence des motifs aux strophes 48 et 49 mais parce que le nombre des strophes initiales est inhabituel. Le premier miracle offre en effet dix strophes d'introduction sur lesquelles il convient de nous interroger. On explique généralement que dans ce miracle «espagnol» —il y en a deux autres dans tout le recueil—-, Berceo veut rendre hommage à une entité qu'il appelle l'Espagne: «En España cobdicio de luego empeçar». Ce n'est pas la seule explication et celle que Daniel Devoto a donnée dans une note à San Ildefonso est beaucoup plus convaincante 3. Dans ces strophes, l'information joue pleinement son rôle et c'est une information d'ordre historique. Ce que veut souligner Berceo c'est que c'est en Espagne, pour nous celle du VIIe s., qu'apparait un des premiers jalons qui mènent vers le triomphe du culte marial quelques siècles plus tard. Les services rendus par San Ildefonso sont immenses à cet égard et la répétition du motif fazer servicio tout au long de ces strophes matérialise le double service rendu par le saint: un traite terminé par une prière fervente dans lequel il associait le culte de la Vierge à celui de son fils et le déplacement, proposé au dixième concile de Tolède, d'une fête mariale qui rapprochait la mère du fils dans le calendrier... Je crois que cet hommage rendu à un saint espagnol constitue une seconde ouverture après la première poésie. II justifie la place du miracle de «La casulla de San Ildefonso», place que Gautier de Coincy avait donnée au miracle de Théophile qui, chez Berceo, clôt lo recueil. En outre on verra bientôt, dans les strophes finales de ce miracle, qu'elles éclairent d'un jour particulier la relation de dévotion entre un homme et la Vierge qui va dominer tout le recueil. Un bref sondage me permettra d'établir ce que j'ai appelé la donnée de base du miracle: «Un monje beneito fue a una monjía/El logar no lo leo dezier no lo sabría/querié de coraçon bien a Sancta María...» (76). «Leemos de un clérigo que era tiestherido/ennos vicios seglares ferament embevido/peroque era loco avié un buen sentido/amava la gloriosa de corazón complido...» (101). «De un clérigo otro nos diz la escriptura/que de Sancta María amava su figura» (116), à la strophe suivante, Berceo réunit la mere et le fils dans le même amour: «Amava al so fijo e amava a ella.» (117). «Por ganar la Gloriosa que él mucho amava/partiélo con los pobres todo quanto ganava...» (133). «Entre las otras malas avié una bondat/que li valió en cabo e dioli salvedat/credié en la Gloriosa de toda voluntad/ (144).
On aperçoit déjà que donnée de base et motifs se combinent et se répètent ou vont se répéter grâce aux anaphores habituelles dans la cuaderna vía.
Les formes de la dévotion
Les strophes initiales concrétisent souvent les formes de la dévotion: «querié de corazón bien a sancta María/facié a la su statua el enclín cada día (76). «Facié a la su statua el enclín cada día/fincava los enojos/dicié: «Ave María» (77). «Comoquiera que era en ál mal costumnado/en saludar a ella era bien acordado» (102). «De un clérigo otro nos diz la escriptura/que de sancta María amava su figura/siempre se inclinava contra la su pintura» (117). «Dizié «Ave María» e más de escriptura,/siempre se inclinava contra la su figura» (145).
La référence à la source
II y en a déjà des exemples dans les lignes ci-dessus. Ajoutons-y la première référence: «Dizieli Ildefonso dizlo la escriptura» (49). Elle peut etre explicite et nous l'avons vu implicite: «Leemos do un clérigo... El logar no lo leo» etc. Dans les miracles simples, et je dis, simples, pour la commodité de l'exposé, le sondage donnerait les mêmes résultats, mais il manifesterait aussi dans l'art de Berceo une esthétique de la répétition, de la variation dans la combinatoire des motifs. Dans le miracle XI, les motifs sont réunis dans une strophe unique (272). Le miracle XII, au contraire les combine en deux strophes (284-285) avec «l'effectisme» d'une rime bilingüe (mucho devoto rimant avec de suo corde toto). Le miracle XIII insiste sur la relation de dévotion (306) et le XIV l'étend non plus à un homme mais à toute une communauté (318). Le XV pose un problème que Daniel Devoto a résolu le premier dans une note précieuse 4: «Non avié essi tiempo uso la clerecía/dezir ningunas oras a ti, Virgo María.» Problème sur lequel nous reviendrons car il porte sur les formes nouvelles de la liturgie mariale sur lesquelles Berceo insiste à mesure qu'avance son recueil. Le miracle XX enfin présente la donnée de base dans une seule strophe (462). On aperçoit, dans une première conclusión, que la liberté contrólée esthétiquement par la rhétorique, la répétition, la combinatoire que permet la cuaderna vía confère beaucoup de relief aux strophes initiales qui établissement ce qui est la base même du culte marial: considérer Marie, aimer Marie, prier Marie. Les strophes finales, en revanche, par l'effet du récit miraculeux, exaltent la récompense qu'accorde Marie. C'est ce mouvement de cause à effet qui est le plus visible dans l'oeuvre et c'est lui qui devait impiessionner le plus l'auditoire. II arrive que Marie châtie, les strophes finales vont alors opposer antithétiquement le châtiment à la récompense. II arrive aussi que le récit n'ait pas un mouvement aussi simple. Les strophes initiales sont alors différentes. Dans le miracle VI, par exemple, le véritable sujet est celui de l'hypudulie de Marie. Le protagoniste, un moine chargé des péchés traditionnels dans l'anti-cléricalisme médiéval, gourmandise, luxure, acédie, n'a finalement que peu d'importance. Dès le second vers, une relation de dévotion est établie entre ce moine et Saint Pierre. Elle sert essentiellement à introduire un débat entre Saint Pierre et la Vierge devant le Christ, débat dans lequel Saint Pierre est loin d'avoir le rôle brillant que joue Saint Jacques dans le miracle suivant. On observera un essai de classification par thème dans le recueil si l'on tient compte que le miracle X offre un débat similaire et de même sens dans lequel interviennent Sainte Agnès. Saint Projet, la Vierge et le Christ. Dans un autre miracle, le 8, juste après une strophe d'introduction qui rappelle la véracité de la escriptura, on entre dans un récit qui narre l'aventure singulière d'un moine fornicateur. Or cette aventure supposo un espace, du temps, des personnages secondaires, les compagnons du moine Guiraud témoins d'une atroce mutilation volontaire qui rappelle celle d'Abélard, bref tout ce qui engendre un réalisme que je mets entre guillemets. Ge même réalisme apparait, à la fin du recueil, dans les grands miracles qui narrent l'aventure d'un homme ou d'une femme, vécue dans une atmosphère particulière qui lui donne une certaine vraisemblance et une certaine profondeur par la présence d'un monde concret: celui du couvent pour l'abbesse coupable, celui du commerce pour le chrétien de Constantinople. La nature du récit modifie les strophes initiales et Berceo se contenterait de l'appel du récitant au public, de la sèche mention d'un motif (c'est le cas du miracle de Théophile) ou de l'information sur le protagoniste s'il n'avait pas recours à un autre type de strophe initiale. En effet, au moment où le jour decline, Berceo n'a plus besoin de la combinatoire des premiers miracles qui ont tres largement prouvé la bonté de Marie. Les strophes initiales vont alors accomplir la même fonction que les finales: chanter les louanges de Marie, exalter, je cite: La «fuent perennal... de qui mana la mar/que en razón ninguna non cesa de manar» (703). Les strophes 431, 432, 584, 586, 703 en offrent de bons exemples 5.
Les strophes finales
Dans les treize miracles de la première serie, la dévotion à Marie et le service qu'on lui doit entraînent conjointement une juste récompense. Les strophes finales confirment alors le service dû à Marie par une tres breve lecçn qui s'accompagne parfois de références à la liturgie et même à la théologie mariales. De même la référence au dictado continué d'affirmer l'inépuisable bonté de Marie. Parallèlement, dans la seconde serie des miracles apparait un enseignement que le françáis connaissait sous le nom de «queue» ou sermón: dans la première serie, Berceo illustre la donnée de base qu'il accompagne d'un motif ou parfois de deux. Dans le premier miracle, les strophes finales celèbrent la juste récompense de San Ildefonso et le châtiment de l'évêque Siagrius. Dans le second miracle, la seule strophe de conclusión insiste uniquement sur la véracité du miracle marial, entre autres exemples. Mais je voudrais m'arrèter à nouveau un instant sui les deux dernières strophes du premier miracle. La premiere tire la lecçn de l'histoire de la chasuble miraculeuse, la seconde étend la leçon à tout l'auditoire. En même temps ces deux strophes sont exemplaires parce qu'elles annoncent le leit-motiv de la poésie mariale: considérez Marie, aguardarla debemos, aimez Marie, si a ella sirviéremos, priez Marie, prière implicite dans l'invocation à l'Etoile de la mer. Les deux strophes sont construites avec une netteté sans concession sur l'antithèse récompense-châtiment qui, de toute évidence, est héritée de la poésie religieuse en latin. Tertullien opposait l'Eve porteuse de mort à l'Eve nouvelle porteuse de vie: «Crediderat Eva serpenti, credidit Maria Gabrieli/Quod illa credendo deliquit, haec credendo delevit.» (type d'anti-thèses fréquent chez des auteurs comme Saint Bernard ou Amédée de Lausanne). D'autre part, le jeu sur guerredon —service, récompense— châtiment, pré-caldéronien avant la lettre, avec son rendez-vous au point d'orgue que constitue le dernier vers: «por poco de servicio gran gualardón prendemos», me paraít être une peudo-morphose, comme disait Américo Castro, d'un autre service et d'un autre guerredon, ceux d'un culte qui naît presqu'en même temps que le culte marial, ce qui paraít confirmé par le premier vers de l'unique strophe de conclusión du miracle 3:
On voit done que de la même façon que dans la poésie courtoise, la relation de l'homme à la Vierge est une relation de vasselage. Le dévot sera toujours le serf; ce qu'illustre parfaitement le miracle La boda y la Virgen. Cette breve analyse me dispensera de commenter d'autres exemple nombreux de l'équivalence service-guerredon dans les strophes 120, 138, 139, 140, 159 (avec dans cette dernière strophe le nom de Marie lié à celui de son fils dans l'effet de sa grâce descendante) ou encoré de la strophe 329 qui montre que celle qui sauve sa statue de l'incendie est aussi celle qui sauve ses «siervos» du «fuego perennal» (329).
La sacralisation de la «escriptura»
Dans son existence matérielle, le récit lui-même est aussi un instrument de la propagation du culte marial: «El precioso mirado non cadío en oblido / fue luego bien dictado en escripto metido... / (328), et sa valeur exemplaire est telle que Berceo ajoute: «mientre el mundo sea será él retraído / algún malo por ello fo a bien convertido / (138). Gautier de Coincy comparaît les miracles au «palagre de la mer / ou il n'y a ni fons ni rives», métaphore nautique qui est aussi celle de Berceo dans la poésie aperturale:
On affirme l'infinité des miracles dans toute la strophe 100 et la strophe 141 revient à l'allégorie de la poésie aperturale:
On retrouve cette allégorie dans le miracle 50 de la seconde collection anglo-normande: «De la visión du clerc malade dans la prairie fleurie où coulait le lait divin de Notre Dame», et dans ce miracle les branches sont les psaumes que l'on chantait aux Heures de Notre Dame. La strophe 80 proclame avec solennité l'authenticité du miracle: «Non aya nadi dubda en su corazón / nin diga esta cosa podría ser o non.» La strophe 235 insiste à nouveau sur les innombrables miracles de Marie. Authenticité, nombre incalculable, voilà les idees sur lesquelles le poète va revenir sans cesse dans les strophes finales et même dans une strophe initiale dans laquelle la bonté de Marie est comparée à un pozo fondo (502). La sacralisation de l'écrit peut revêtir des formes diverses. Si nous comparons le miracle 33 au miracle 8, or voit que, implicite dans la première strophe de «La Deuda pagada» «un precioso milagro vos quería leer» (625), elle est explicite dans la strophe finale dans laquelle Berceo exalte la mano cabosa de l'archidiacre qui avait mis le miracle en écrit (702). On retrouve le même système dans le miracle 8 où Berceo célebre la tradition clunisienne qui fit tant pour la diffusion du culte marial. Mais il y a mieux: Berceo ajoute à l'autorité de la chose écrite la force convaincante de la récitation qui confère plus de vie et plus de crédibilité encoré au miracle:
Vers la modification
Les strophes finales sont sensiblement modifiées dans les miracles les plus élaborés. La beauté de Marie ou celle de sa statue —ce qui revient au même dans la perspective du culte récent— provoque chez l'enfant juif cet élan d'amour pur et de dévotion qui le sauve de la foquera. Les quatre strophes finales glosent avec des métonymies classiques comme celles du blé ou de l'avoine le thème central des miracles, —le salut ou la perte—une leçon simplifiée ad usum idiotae: «Tal es sancta Maria que es de gracia plena...» (374). Le miracle suivant, le 17, est le même dans sa structure profonde, mais à l'envers. Si l'amour de l'enfant juif le sauve, la haine iconoclaste des profanateurs est pardonnée par la bonté de la madre piadosa. Dans la strophe finale, Berceo insiste sur la médiation de Marie devant le Christ. Et dans cette histoire d'église profanée, nous rappellerons qu'il s'agit d'une église consacrée à Notre Dame et que cette consécration est récente, due aux clunisiens et surtout aux cisterciens. Dans le dernier vers de ce miracle, elle apparaît vraiment comme la co-rédemptrice:
Dans le miracle suivant où se manifesté un antisémitisme violent qui ne conçoit pas de pardon, l'unique strophe de conclusión part du châtiment pour s'élever jusqu'à l'intercession de Marie: «Qui a sancta Maria quisiere afontar, / como estos ganaron assin deve ganar / mas pensémosla nos de servir e onrrar, / ca nos ha el su ruego en cabo a prestar» (430). Dans les miracles les plus élaborés, Berceo, tout en maintenant les motifs habituéls, modifie cependant les strophes finales. Ainsi dans «El parto maravilloso», il remplace la leçon par un cantique qu'il conviendrait de chanter à l'église. C'est Berceo lui-même qui nous le dit:
Même si, apparemment, il ressemble un peu au manteau d'Arlequin, il est de Berceo et il obéit à plusieurs impératifs exemplaires. En premier lieu, deux des exemples qu'avance Berceo, —Jonas et la baleine et le passage de la Mer Rouge—, offrent des thèmes harmoniques au thème du miracle qui se situé en un lieu appelé le mont Saint Michel au péril de la mer, où la mer découvre alternativement une grande partie de terre. Ces deux exemples attestent la profondeur de l'Ecriture et cette continuité sans faille de la Genèse à Marie et au Christ qui unit constamment la vieille loi à la nouvelle. En second lieu, le leitmotiv des strophes finales —l'efficacité des miracles qui détache la juste récompense et le juste châtiment—, s'accompagne d'une prière courte et fervente qui réunit la mere et le fils. Ce final laisse voir un effort original pour improviser dans le champ liturgique avec la garantie d'une liturgie moins récente et confirmée:
Dans le miracle XXII, «El náufrago salvado», à l'affirmation initiale: «Tal es sancta María como un cabdal rio» (584) répondent six strophes finales semblables à la «queue» ou sermón du miracle françáis. Elles constituent une ébauche de théologie mariale qui embrasse les deux Testaments et offre le concept rayonnant de l'Eve nouvelle et du nouvel Adam (619-624). Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans ces strophes finales, c'est l'apparition de prières jaculatoires, d'actions de grâces, toutes formes recentes d'une liturgie nouvelle selon ce qu'affirme Berceo lui-même dans le miracle de Théophile 7:
II ne faut pas les confondre avec ces prières qui jouent un rôle dans le récit comme celle de l'abbesse enceinte ou celle de Théophile. On sait que ces prières sont longues et compliquées mais qu'elles offrent aussi des thèmes harmoniques au péché de l'une et de l'autre. Les prières courtes ressemblent aux «prières de demande» que Fon chante avant le magníficat et elles posent un problème difficile. Quand Berceo écrit, la liturgie mariale vient de se fixer dans sa forme définitive. Le larron dévot «dizié: "Ave María" e más de escriptura» (145) c'est à diré le texte complet de la priere, ce que montre Daniel Devoto dans une note à Ave María. Le Salve Regina, dont on ne sait s'il fut écrit en 1054 par Hermann Contract ou en 1098 par Adhémar du Puy, fut chanté chaqué jour à Citeaux à partir de 1218 et trois ans plus tard chez les dominicains. Les cinq grandes antiennes qui forment l'Oficium parvum et que Berceo appelle les Heures à juste titre, furent regroupées dans un décret du chapitre general des franciscains tenu à Metz en 1249. Un historien de la liturgie mariale écrit: «C'est notre première date certaine, les antiennes assignées étaient déjà celles d'aujourd'hui...» 8 Depuis plus d'un siècle cependant avant les miracles de Berceo la création dans le champ de la liturgie mariale était constante ct vigoureuse. Le problème qui se pose est done celui de la dialectique qui s'instaure entre la création poétique de Berceo et les modeles possibles eux-mêmes calques sur des formes anciennes, qui inspirent cette création. De toute façon, il confirme l'idée d'un Berceo poète culto et non populaire comme on l'a cru pendant très longtemps. On voit done que ce qui separe le miracle de Berceo de sa source latine, c'est la formulation poétique de la leçon et par d'autres démarches on montrerait qu'il en va ainsi dans le récit lui même. C'est la forme qui organise le message du texte. Certes si je n'ai pas proposé l'analyse de cette forme poétique (l´écriture) dans ses composantes rhétoriques, j'ai cependant essayé de montrer comment Berceo tente d'organiser progressivement le message en justifiant la véracité du miracle par l'existence du dictado, en insistant sur les effets de la grâce de Marie dont l'efficacité repose sur la justice et plus encoré sur l'amour et la miséricorde, sur une action médiatrice qui prolonge souvent l'effet de son amour maternel. On c'est bien dans les strophes initiales et finales que Berceo formule un enseignement marial à l'usage de ceux qui n'entendaient que le romanz paladino. Mais cela ne suffisait pas, il lui fallait ajouter un autre enseignement, formulé de façon encoré plus insistante à la fin du recueil, celui des formes du culte rendu à Marie, litanies, actions de grâce, prières jaculatoires suffisammant récentes pour qu'il s'en enchante et tente d'enchanter la companna de prestar.
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NOTAS 1 Dans les vers bien connus de la strophe 775 (rantepénultièine) de la Vida de sáncto Domingo de Silos: «Quiérote por mí mismo, padre, merced clamar/Ca ovi grant taliento de ser tu joglar.» 2 Tous les números des strophes renvoient à Gonzalo de Berceo, Obras completas, t. II, «Los milagros de Nuestra Señora, estudio y edición crítica por Brian Dutton, Támesis, London, 1971. 3 Gonzalo de Berceo, Milagros de Nuestra Señora, versión de Daniel Devoto, Castalia «Odres nuevos», Madrid, 1957, p. 216. 4 Ibid. p. 177. 5 A titre d'exemple on retranscrira la strophe 432 qui exalte la bonté maternelle (le Marie: «Entrendredes en ellos como es la Gloriosa,/en mar e en terreno por todo poderosa,/Como vale aína ca non es perezosa,/e nunqua trovó omne madre tan piadosa/op. cit., p. 144. 6 Nous avons repris l'ordre adopté par Solalinde (Cl. cast. n° 5) et Daniel Devoto (op. cit.) qui font de la strophe 47 la strophe de conclusión de la poésie aperturale, alors que Brian Dutton en fait la strophe initiale du premier miracle. Ceci pour deux raisons: 1o La strophe 47 semble bien résumer le projet que le poète forme à la fin de la poésie aperturale à savoir, choisir, pour les écrire, quelques miracles. Le magnifique vers qui renvoie au nombre incalculable des miracles: «Ca mas son que arenas en ribas de la mar» nous paraît être la conclusión de l'allégorie dévoilée qui occupe la poésie aperturale. 2o La reprise de la localisation «en Toledo la magna un famado logar» (47) «en Toledo la buena essa villa real» (48) n'est pas anaphorique comme le sont les reprises dans les miracles de Berceo. II nous semble en outre que le premier vers de la strophe 48 (en Toledo la buena...) offre ce «coup d'archet» initial caractéristique d'un certain nombre de miracles dans le recueil. 7 Particulièrement les strophes 412, 458, 497, 582, 624, 671. On peut voir une párente entre la strophe 624 par exemple et les prières de demande des antiennes O: «Ella que es de gracia plena y abondada,/guíe nuestra fazienda nuestra vida lazdrada,/guárdenos en este mundo de mala sorrostrada,/ganemos en el otro con los sanctos posada.» «O Radix jesse, qui stas in signum populorum, super quem continebunt reges os suum, quem gentes deprecabuntur! veni ad redimendum nos, jam noli tardare». 8 María, «Etudes sur la Sainte Vierge» sous la direction d'Hubert du Manoir, «La liturgie mariale en occident» par Don Capelle, O. S. B., t. I, p. 243.
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