Detalle de la Catedral de Burgos. Se aprecia el cimborrio o linterna y parte del crucero.

 

 

 

 

 

      On sait que le « mester de clerecía1 » emploie un vers calqué sur notre Poème d'Alexandre et, pour cette raison, dit « alexandrin 2 » : deux hémistiches de sept syllabes (dont la dernière est atone et peut tomber, comme dans notre alexandrin classique, mais peut subsister dans le premier hémistiche3), ou, occasionnellement, de huit syllabes si le dernier mot est « esdrújulo », c'est-à-dire s'il porte l'accent sur Pavant-dernière syllabe4 : donc « a sílabas contadas », mais (innovation par rapport au Poème d'Alexandre) en strophes monorimes de quatre vers (« cuartetas monorrimas »), ou tétrastiques, d'où l'appellation expressive et pittoresque de cua­derna via. Et c'est ce que l'auteur du Libro de Alexandre explique, dès le début, non sans esprit :

Mester trago fermoso, non es de joglaria :

mester es sen peccado, ca es de clerecía,

fablar curso rimado, por la cuaderna vía,

a sílabas cuntadas, ca es gran maestría.

                            (Str. 2, ms. de Madrid, éd. Willis.)

Ce sera la forme courante, jusqu'au triomphe de L'Arte mayor, pour la poésie narrative, y compris les développements moraux qui en sont naturellement l'annexe.

L'hiatus entre voyelle finale et voyelle initiale différentes paraît être, en principe, la règle, contrairement aux habitudes de la versification espagnole, ancienne aussi bien que moderne ; et le conflit se résoudra, à la longue, et même assez tôt, par le compro­mis d'un certain laisser-aller. En tout cas, entre voyelles identiques, Pélision ou la contraction était courante.

Ainsi, ce qui caractérise très apparemment ce « mester », cette technique, par opposition à l'art des juglares, c'est la discipline métrique à laquelle il est soumis. Il est bridé, sanglé, comme dans un uniforme, tant par le compte des syllabes que par la qua­drature strophique, la coupure des hémistiches, l'imposition des rimes, une pour quatre vers. La rédaction d'un de ces quatrains eXIge du travail et de l'expérience. C'est pourtant là ce que Gonzalo de Berceo appelle de la prose :

... de un confessor sancto quiero fer una prosa.

Quiero fer una prosa en roman paladino

en quai suele el pueblo fablar con su vecino,

ca non so tan letrado por fer otro latino...

                              (Santo Domingo de Silos, str. 1-2, éd. Fitz-Gerald.)

Agora finchiríemos de lágrimas el suelo...

                             (Libro de Apolonio, éd. C. Marden, str. 343.)

Luego que fue Licórides deste mundo pasada.

                             (Ibid., str. 354.)

El prinçep Antinágora, que vinie denodado...

                             (íbid.,str. 411.)

Mais il faut s'entendre : une prosa, c'est « l'hymne latine rimée, ainsi dite parce qu'on observe seulement le nombre des syllabes, sans avoir égard à la quantité prosodique » (Littré). Le Dies irae en est une ; le Stabat (qui n'est pas antérieur au XIne siècle) aussi ; et le Veni Sáncte Spiritus. Seulement, notre poète fait cette prose dans la langue que tout le monde comprend, que comprennent aussi les clercs, qui sait? mieux ou plus vite que le latin : celle qu'ils parlent entre eux et en famille. Et c'est encore prosa que le poète du Fernán Gonzalez intitulera son épopée (str. 1).

Toutefois, les proses liturgiques étaient et sont encore chantées. Les « proses » du mester ne l'étaient certainement pas. Or, dans certains drames en latin, qui « ne renferment plus rien qui soit vraiment liturgique », Petit de Julleville (Les Mystères, t. I, p. 23) signale des « récitatifs, appelés proses, quoiqu'ils soient en vers, par opposition aux morceaux chantés ». La constatation est intéressante et peut éclairer le contraste entre la poésie lyrique en principe chantée, et la poésie narrative, du moins celle du mester.

En définitive, où cette forme très typique s'est-elle constituée, fixée? En France, c'est bien ce qui semble. Je me suis permis d'avoir des doutes sur un point, que je vais dire, avec l'espoir de provoquer une réponse péremptoire, tout au moins un nouvel examen de la part des érudits compétents, familiers avec notre Moyen Age, tant provençal que français.

Voici une note que M. Alfred Jeanroy a eu l'obligeance de rédiger de mémoire (n'étant pas en mesure de procéder aux vérifica­tions utiles), à la demande de M. Amédée Pagès, qui me l'a transmise :

La Vie de saint AleXIs (fin du XIe siècle) est en laisses régulières de cinq vers assonances, mais ce sont des décasyllabes, non des alexandrins. La vogue de l'alexandrin ne commence qu'à la fin du XIIe siècle 5

La Vie de saint Thomas le Martyr, de Garnier de Pont-Sainte-Maxence (vers 1175-1180), est en laisses de cinq alexandrins assonances. C'est le plus ancien exemple que je connaisse (édité par Walberg dans les Classiques français du Moyen Age).

Cette forme devient très fréquente à, partir du commencement du XIve siècle, surtout dans des poèmes de caractère moral ou religieux. Nombreux exemples dans les recueils de Jubinal et de Méon. Ces deux recueils sont très rares, mais la plupart des pièces en question sont analysées (avec extraits) au tome XXIII de l'Histoire littéraire de la France.

Dans le recueil de Jubinal, Jongleurs et trouvères, ou Choix de saluts, épîtres, rêveries et autres pièces légères des XIIIe et XIVe siècles (Paris, 1835), on trouve en effet deux productions à vrai dire sans nom d'auteur et sans date, mais évidemment considérées par l'éditeur comme postérieures au XIIe siècle, l'une et l'autre en tétrastrophes (ou « tétrastiques » si l'on préfère) d'alexandrins : l'Evangile as famés et Des Taboureurs.

L' Evangile as fames se termine par la strophe suivante, qui contient le nom de l'auteur, d'ailleurs absent du Répertoire d'Ulysse Chevalier :

Ces vers, Jehan Durpain, uns moines de Vauceles,

A fet mult soutilment ; les rimes en sont bêles.

Priez pour lui. béguines, vieilles et juvencelles.

Que par vous sera s'âme portée en .ii. fïsselles.

N'est-ce pas déjà un peu l'allure et le ton de Juan Ruiz? Quant au poème Des Taboureurs, il fait allusion à des poèmes connus :

Mès qui bien set chanter du Bourgoing Auberi,

De Girart de Viane, de l'Ardenois Tierri,

De Guillaume au cort nez, de son père Aimeri,

Doivent par tout le monde bien estre seignori.

Enfin, le même recueil contient une « chartre » de La Paiz aux Englois que nous retrouvons au tome XXIII de l'Histoire littéraire de la France (p. 449) sous le titre de Chanson politique. Il s'agirait d'une « satire composée à l'occasion de la médiation de Louis IX de France entre les parties qui divisaient l'Angleterre au commencement de l'an 1264 » (Jubinal dit « 1263 ») ; ce sont encore des strophes de quatre alexandrins (je suis le texte donné par E. Faral dans sa thèse sur les Mimes français du XIIIe siècle, p. 41-47)6:

De ma ray d'Ingleters, qui fu a bon naviaus

Ghivaler vaelant, hardouin et leaus

Et d'Adouart sa filz, qui* fit blont sa chaviaus,

M'ai covint que je faites .i. dit troute noviaus.

Ce qu'on traduit par « De mon roi d'Angleterre, qui est avec de bons vaisseaux, chevalier vaillant, hardi et loyal, et d'Edouard son fils, aux blonds cheveux, il me convient de faire un Dit tout nouveau ».

Je n'ai pas à ma disposition le Nouveau recueil de contes, dits et fabliaux de Jubinal, où, m'écrit encore M. Jeanroy, les exemples du tétrastique d'alexandrins sont plus nombreux; mais j'ai pu consulter un recueil factice de publications du même Jubinal, conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (B. 5064), qui contient, entre autres choses :

Li fablel dou Dieu d'Amours (publié en 1834), que cet érudit place « aux derniers jours du XIIe siècle », tout en quatrains décasyllabiques (4e + 6e), dont voici un exemple :

De cestoit faite dire va vos paroie.

Chou que je di ne cuic que vous m'en croie,

Si peut bien estre k'en songe le veoie.

Vinc en la sale, u mult avoit de joie.

La complainte de Pierre de la Broce, qui fut pendu le 3 juin 1278, laquelle ne peut être antérieure à cette date (publiée en 1835), en quatrains do décasyllabiques (6e + 6e) :

Por ce vueil ma légende ainz que je muire fère,

D'accompaignier à Job me deùsse bien tère.

Il soufri quanqu'il et el non de Dieu le père :

Ne sai gré de la moie à Dieu ne à sa mère.

Le sermon de Guichard de Beaulieu (XIIIe siècle) (publié en 1834) est en laisses dodécasyllabiques rimées.

Le miracle de Théophile par Rutebeuf, trouvère du treizième siècle (publié en 1838), se retrouve dans d'autres collections, que je signale ci-après.

Dans le ms. n° 175 de la Bibliothèque de l'Arsenal (XIne siècle), Francisque Michel (La chanson des Saxons, par Jean Bodel, I, 1839, p. lxxv) a relevé des « quatrains de la Bible Nostre Dame, du Salus de Nostre Dame, de la Prière de Theophilus ». Quant à la Chanson des Saxons, elle est en laisses d'alexandrins monorimes. Dans le Jeu de saint Nicolas, du même Bodel, il y a des alexandrins rimant par quatre. La difficulté est de savoir exactement si Bodel, mort vers 1210, écrivait cela au XIIe ou au XIIIe siècle.

Le Jus d'Adam ou de la Feuillée (Monmerqué et Michel, Théâtre français au Moyen Age, 1842, p. 55 et 92) commence par quatre strophes monorimes de quatre alexandrins. L'auteur serait né à Arras en 1240. Le Jus du Pèlerin (p. 97), qui est postérieur, commence par quinze strophes analogues. Le Miracle de Théophile en a douze d'abord (p. 149), puis quatre pour finir 7.

Ce qu'on peut appeler la « marche » ou le processus, par laisses de cinq vers, est, en tout cas, antérieur à l'apparition des cuartetas espagnoles, puisque le Libro de Apolonio et le Libro de Alexandre sont du XIIIe siècle et que Berceo n'a pas dû naître bien avant le même siècle. Ces laisses de cinq vers auraient été employées d'abord pour le décasyllabe, puis pour le dodécasyllabe. Mais en Espagne? Dans l'Historia de la Literatura española de Hurtado et Gonzalez Palencia (éd. de 1932), p. 72, on lit ceci :

El Libro de Apolonio (siglo XIII) es un poema de 2624 versos, en cuartetas monorrimas de catorce sílabas8, con la particularidad, notada por Menéndez Pelayo, de que en algunos casos, en vez de cuartetas, son estrofas de cinco versos...

Or, C. Carroll Marden, dans son étude sur le Libro de Apolonio (Part II, 1922, p. 29), réduit à peu près à zéro cette particularité :

The four-line stanza is obviously the norm. Nevertheless, stanzas 62, 67,196, 516, 595 and 604 have only three lines, while 102 and 347 have five lines. It is safe to assume, however, that in each of the above stanzas we have a defective or mutilated copy.

Et, en note :

The five-line stanza (158) of Janer's text readily desappears in the readjustment of stanzas 159-160.

Ainsi, la cuaderna via apparaît d'emblée en Espagne, dès le premier tiers ou la première moitié du XIIIe siècle. N'a-t-elle en France, comme antécédent, que le découpage en laisses de cinq décasyllabes ou de cinq dodécasyllabes assonancées?

« Que la cuaderna via soit d'origine française..., je crois qu'on n'en saurait guère douter. M. Menéndez Pidal considère le fait comme allant de soi et découlant de l'extrême fréquence de la forme dans la littérature morale française dès le milieu du XIIe siècle, c'est-à-dire à une époque bien antérieure à celle où les premiers essais similaires apparaissent en Espagne... »

Voilà ce que déclare M. Félix Lecoy dans ses Recherches sur le « Libro de Buen Amor », p. 79 9. Mais Pidal distingue la question de l'alexandrin de celle de la cuarteta :

En la literatura francesa del siglo XII vemos florecer el verso alejandrino o de 14 silabas en series de indeterminado número de versos ; hacia fines del siglo, al lado de las series irregulares, vemos aparecer en la literatura francesa y provenzal estrofas de dos tipos, ora de cuatro, ora de cinco versos, y la cuarteta triunfa, usándose mucho en el siglo XIII y la primera mitad del XIv, sobre todo para poemas morales, históricos y satíricos... (Poesía juglaresca y juglares, p. 354).

Il cite en note la « estrofa alejandrina de cinco versos mono-ramos en la Vie de saint Thomas le Martyr », et il donne la réfé­rence : Hist. litt. de la France, XXIII, 1856, p. 36810. Quant à la cuarteta alejandrina monorrima, il en cite trois exemples du XIIe siècle : « un poema moral del siglo XII, publicado por P. Meyer, Rapports, I, p. 186 (manuscrito de comienzos del siglo XIII)11 »; « Le Jeu de saint Nicolas, por Jean Bodel de Arras, fines del s. XII (v. Bartsch y Wiese, Chrestom. de l'anc, fr., 12e éd., 1920, pièce 6012 ; parte en cuartetas y parte en pareados de nueve síla­bas) »; enfin, le Roman de Rou de Wace13, « escrito hacia 1155 (mezcla también el alejandrino y el pareado eneasílabo) ». Cela pour le XIIe siècle. Pour le XIIIe, il en indique trois, qui sont dans le même tome de l'Histoire littéraire de la France14, et deux qui sont dans le recueil de Barbazan et Méon (1808). En provençal, le Novel confort, « poema moral del siglo XII », et l'Avangeli de li quatre semencz, tous deux dans le Choix des poésies des troubadours de Raynouard (1817)15. On voit que Pidal a envisagé la question.

Quoi qu'il en soit, une constatation s'impose (et aussi une conclusion) : l'emploi systématique, continu, exclusif (sauf insertion de parties lyriques comme dans le Libro de Buen Amor) du quatrain mono rime en alexandrins semble avoir trouvé chez nous moins d'occasions de se placer16 qu'en Espagne, où, dès le début du XIIIe siècle, nous le voyons accepté d'emblée, sans partage.

Mais pourquoi, plutôt que le couplet de cinq vers, ou celui de trois (le tercet, qui aura sa revanche plus tard, avec l'hendéca-syllabe), est-ce celui de quatre qui a triomphé?

Il est fort attrayant d'admettre, avec Menéndez Pelayo (Antología de poetas líricos castellanos, t. II, p. xxxvii) et Sánchez, le premier éditeur de Berceo, de l'Alexandre et du Libro de Buen Amor (1780-1790), l'influence directe du tétrastrophe (ou tétras-tique) latin, si fréquemment employé dans la poésie latine du Moyen Age, classique ou rythmique, du moins pour la constitu­tion de la strophe17.

Mais la même influence a pu se produire en France et y provoquer l'éclosion d'un tétrastrophe (ou tétrastique) roman. C'est ce qui s'est passé, semble-t-il, effectivement ; et cela dès le XIIe siècle. Ce qui ne prouve pas absolument que les Espagnols aient tout simplement suivi l'exemple français et provençal. Il s'agirait d'un courant général qui a pu se révéler un peu plus tôt au nord des Pyrénées, si l'on en juge par les dates assignées aux productions qui nous sont Testées de part et d'autre.

Un fait est certain : le dessin strophique apparaît de très bonne heure dans notre poésie morale, narrative ou dramatique. D'abord avec le décasyllabe, par strophes de cinq vers, comme dans la Vie de saint AleXIs, ou bien de quatre, comme dans le Jeu d'Adam, œuvre d'un Normand (ou Anglo-Normand) du XIIe siècle, où, dans les scènes plus graves, plus tendues, le quatrain déca-syllabique monorime se substitue à l'octosyllabe18. Le Poème moral découvert par Paul Meyer et composé vers 1200 serait la première œuvre française toute en strophes monorimes de quatre alexandrins ; il a 3,796 vers. Serait-ce lui qui aurait déclenché le mouvement? En tout cas (et c'est ce qu'il y a de particulier et probablement de nouveau), avec le mester de clerecia, dès le XIIIe siècle nous constatons l'adoption exclusive et définitive de la cuarteta monorime en alexandrins (6 a + 6 a), et cela pour deux siècles. Et il s'agit d'une production très caractéristique qui constitue toute la poésie narrative (même épique), et, accessoire­ment, morale, et se substitua, autant que nous puissions le cons­tater, à l'ancienne forme de l'épopée (car la « Chronique rimée du Cid », connue grâce à Francisque Michel, ne date que du début du xve siècle ; et de sa rédaction antérieure, comme de la « Geste de l'abbé D. Juan de Montemayor », nous n'avons que des translations en prose).

Ce mouvement cadencé, compassé, de la strophe monorime de quatre vers, ne le trouvons-nous pas déjà dessiné, amorcé, dans les distiques qui constituent la plupart des pièces (à l'exception du De nuncio sagaci) qu'a réunies Gustave Cohen (1931) sous le titre de La « Comédie » latine en France au XIIe siècle? La marche de ces vers élégiaques19, deux par deux, est plus vive, mais elle a moins de caractère que celle du tétrastique, moins de cette gra­vité qui n'exclut pas l'humour, si l'auteur en est capable, tel notre Archiprêtre, tel aussi déjà Gonzalo de Berceo20. Peut-être y eut-il là, en tout cas, une influence à ne pas négliger pour s'ex­pliquer la fortune du tétrastique, en France comme en Espagne, surtout en Espagne. Au surplus, on peut reconnaître que ces « comédies », en réalité plutôt contes ou fabliaux, oeuvres de clercs, n'affectent pas beaucoup plus la forme dramatique que des romans dialogues ; elles avaient adopté là une technique savante, mais peu appropriée, du moins pour le théâtre. Et nous voyons, par contre, voisiner avec elles, s'inspirer de l'une d'elles, De mercatore, dans le dernier quart du XIIe siècle, une pièce narra­tive, le Ridmus de Mercatore,

... composée, suivant une formule qui a eu un si grand succès, de dix-sept quatrains monorimes de vers de treize syllabes (heptasyllabe iambique, hexasyllabe spondaique), œuvre de quelque « clerc vagant », d'un de ces moines manques composant la grande famille de Golias21.

Cela nous rapproche singulièrement du Libro de Buen Amor. Citons la dernière strophe, celle qui décoche la poignée de sel de l'histoire :

Vir subridens retulit : « Ille tuus natus,

Vt testaris, fuerat a niue creatus :

Ob hoc solem senciens fuit atenuatus

Et in aquam liquid am subito mutatus22. »

     On est en droit de supposer que les relations avec la France, favorisées par l'installation de l'Ordre de Cluny en Espagne au temps d'Alphonse VI et peut-être aussi par l'arrivée de Français en Espagne pour la croisade qui devait aboutir à la bataille de las Navas, ont eu, entre autres conséquences, cette opportune intrusion d'un mester importé d'au delà des Pyrénées ; et si on l'a dénommé mester de clerecía, c'est qu'il était, en effet, particulier aux clercs, aux lettrés. II n'était pas, en principe, destiné au vul­gaire, mais à un public de choix ; ce qui ne dut évidemment pas l'empêcher, à la longue, de faire concurrence et même de se substituer à l'art des jongleurs, dont l'apogée avait été marquée par la création et la diffusion de la splendide épopée du Mio Cid.

Trois siècles plus tard, c'est une technique italienne qui, se substituant à l'Arte mayor alors en vogue, s'installera, avec Boscán et Garcilaso, définitivement en Espagne23; mais, elle aussi, dans les limites d'un domaine « classé », les champs de culture vulgaire restant acquis à l'octosyllabe, qui, même avec la rime et en combinaison strophique, gardera un peu de son allure de vers de romance.

C'est là assurément un phénomène curieux, surprenant, que l'implantation et l'adaptation féconde d'un rythme étranger. Mais la métrique de l'Enéide n'est-elle pas celle de l'Iliade? Et les strophes saphiques ou alcaîques d'Horace sont-elles autre chose qu'un ajustement des strophes helléniques au goût des Latins pour la netteté rythmique24?

 

 

 

 

 

notas

1.  Mester, dont métier est l'équivalent français, et dont Körting ni Meyer-Lübke ne disent rien, c'est ministerium, d'où a été tirée la forme « culta », savante, menester (cf. Pidal, Manual de gramática histórica española, éd. 1925, p. 61, note 1), lequel a un tout autre sens, attaché encore en Normandie, selon Littré (1885), au mot métier. Mais on a eu l'idée de ramener à la même origine le nom de nos « mystères » du Moyen Age, qu'il conviendrait donc alors d'orthographier mistères : c'est ce qu'enseignent, après Petit de Julie ville (Les Mystères, t. I, p. 186), l'Histoire illustrée de la littérature française d'Abry, Audic et Grouzet (1912), p. 38, Emile Faguet, dans 1' « Avant-propos » (p. v) à Le vray mistère de la Passion d'Arnoul Greban (1452), adapté par Charles Gailly de Taurines et L. de la Tourrasse, 2* éd. (1913) ; et l'Histoire de la littérature française illustrée de Bédier et Hazard, 1923 (p. 101). Mais l'hypothèse est contestée par G. Cohen : « ... le mystère, qui ne vient pas comme on l'a dit du latin ministerium, office, mais du grec musterion » (t. VIII de VHistoire du Moyen Age, p. 239). C'était l'avis de Gaston Paris (Romanía, 1896, p. 611) : « J'ai déjà dit et je dois répéter que je ne puis admettre, dans le mot Mystère au sens dramatique, l'immixtion de ministerium, qui a donné mestier. Mais l'histoire de ce mot est encore à faire. » Il n'est donc ni prouvé ni admis par tous que mester et mystère ce soit tout un.

2.  Employé du reste antérieurement par Jean Bodel, d'Arras, mort en 1210, dans la Chanson des Saisnés (Saxons), comme le rappelle G. Cohen (Histoire du Moyen Age, t. VIII, p. 240), et dans la Vie de saint Thomas le Martyr (voir plus loin). Pour la date de Jean Bodel, je rappellerai ce que dit Gaston Paris dans la Romanía, 1901, XXX, p. 479, à propos de l'Étude sur Jean Bodel d'O. Rohmström (1900) : « En ce qui concerne l'époque où vécut Bodel, l'auteur, avant même d'avoir connu le dernier et décisif travail de M. Guesnon, était arrivé à la conclusion que le poète était mort en 1209-1210... » Cohen (Le théâtre en France au Moyen Age, p. 34) dit 1210.

3.  Si l'on représente par a l'atone facultative de la fin de chaque hémistiche, laquelle en espagnol n'est jamais une muette comme elle l'est toujours en français, on peut figurer le mètre par 6 a -f- 6 a. En français, ce serait 6 (e) + 6 e, l'atone finale de l'hémistiche ne pouvant être que e élidé pour le premier hémistiche, et muet pour le second, chez nos classiques, ou (césure épique) e muet dans le premier hémistiche aussi bien que dans le second.

4.                                   Si comprar la pudiésemos por lanto o por duelo,

5. La Vie de saint AleXIs (dans Bartsch et Wiese, Chrestomatie de rancien français, 12e éd., 1920, p. 17) a 335 décasyllabes en strophes de 5 vers :

« Bons fut li siècles al temps ancienour. »

Cf. l'Hist. de la lit. franc., de Bédier ot Hazard, p. 4-5 (par B. Faral),

6. Il donne un autre spécimen de la même technique dans la première scène de Le privilège aux Bretons (84 vers, p. 13-19), qu'il situe entre les années 1236 et 1252.

7.   P. 17 et 26 de Г éd. Grace Frank (« Les classiques français du Moyen Age », 1935).

8.   En comptant, à l'espagnole, les atones finales de chaque hémistiche s'il y en a.

9.  Cf. Bull, hisp., 1940, p. 155.

10.   Où l'on déclare que le texte, dans le ms. du British Muséum, a 6,425 vers ; et l'écriture serait du XIIIe siècle. Beaucoup de strophes sont citées (toutes de 5 vers). Voir E. Faral, dans Hist. de la litt. franc, ill., p. 67.

11.   On en trouve une analyse, un échantillon de dix strophes, avec une traduction partielle qui donne une idée de l'ensemble, dans La littérature morale au Moyen Age, par Robert Bossuat Classiques Larousse »), qui, aussi bien là que dans son Histoire de la lia. franc., Le Moyen Age (1931), p. 246, le place « vers l'an 1200 ». Cf. Faral, Les jongleurs en France au Moyen Age (1910), p. 303 ; litt. franc, illustrée, p. 68. — Le  texte (949 quatrains) a été publié intégralement par Alphonse Bayot, professeur à l'Université de Louvain : Le poème moral, Traité de Vie Chrétienne, écrit dans la Région Wallonne vers Van 1200 (Académie royale de Langue et de Littérature fran­çaises de Belgique. Textes anciens, t. I. Bruxelles, Palais des Académies ; Liège, H. Vaillant-Garmanne, 1929). Cette édition, accompagnée d'une étude approfondie, et postérieure au livre de Pidal, nous permettrait de faire ici quelques rapproche­ments avec l'œuvre de Berceo ; c'est, du reste, celle que suit Bossuat. « Il prêche la nécessité et fait connaître la méthode de la pénitence, montre les attraits de la morale inspirée du christianisme et, en même temps, insiste sur la vigilance qu'im­pose à chacun le soin de ses intérêts spirituels », tel est l'objet, et aussi le plan, comme l'indique Bayot, p. cxcu. Je n'insiste pas davantage ; je me contente, pour le mo­ment, d'attirer l'attention sur les rapports de forme et de fond entre ce poème et ceux de Berceo, sans oublier, malgré la différence d'inspiration et de ton, celui de Juan Ruiz. Une strophe à titre d'exemple :

« A ce ke je dirai se bien voliez entendre,

Ge cuit vos i poreiz alques de bien aprendre ;

Bon confort i puet hom et bon exemple prendre,

Gomment li hom soi doit de l'anemi défendre. » (Str. 26.)

12.  P. 208. Voir l'éd. de A. Jeanroy dans « Les classiques français du Moyen Age »,
1925,
fasc. 48, p.
18 :

« Rois, puisque vo baron vous sont venu requerre faites leur maintenant les chrestïens requerre. Senescal par Mahom I ne leur faurra mais guerre s'ierent ou mort ou pris ou cachié de la terre. »

En tout 3 + 7 + 1 = 11 quatrains d'alexandrins sur 1,540 vers. Rappelons que Jean Bodel est mort vers 1210, autant qu'on peut l'affirmer (Jeanroy, ibid., p. iv). Notons aussi que Rutebeuf a mis 16 (12 + 4) quatrains semblables dans son Miracle de Théophile (entre 1254 et 1285 ; éd. Grâce Frank, même Collection, fasc. 49, p. 17 et 26). On employait ce rythme pour les parties les plus solennelles, comme dit Gr. Frank, p. XIII.

Par ailleurs, nous trouvons plusieurs poèmes en quatrains d'alexandrins dans les trois tomes de l'édition des œuvres de Rutebeuf par Jubinal (1874) : Li diz de la voie de Tunes (t. I, p. 161), 136 vers ; Li diz de Puille (p. 168), 60 vers ; Le dist des Jacobins (p. 208), 64 vers ; Le dist des Cordeliers (p. 214), 99 vers, avec lacune ; De la vied ou Monde (t. II, p. 30), 187 vers (en tête, 9 alexandrins sur une rime; Pavant-dernière strophe a 6 vers, mais elle manque dans deux mss.) ; De Niceroles (t. III, p. 353), 72 vers ; Le dit Chastrè-Musart, 336 vers. Mais Rutebeuf écrivait dans la seconde moi­tié du XIIIe siècle.

13.  Dans l'éd. Andresen (2 vol., Heilbronn, 1877-1879). La 3e partie (11,502 vers, t. III de Péd. Andresen) est toute en octosyllabes (eneasílabos, en comptant à l'espagnole) ; et la lre débute par 751 vers de même nature ; puis viennent 4,421 alexandrins (texte incomplet). Or, ils ne sont en séries de quatre qu'occasionnellement (par exemple v. 440-491, puis 5 vers ; v. 498-518, puis 5 vers ; puis 4, puis 3). Il y a successivement des laisses de 7 vers (663-669), de 8 (670-677), de 7 (678-684) ; puis 2 de 4, 2 de 6, 1 de 7, 4 de 6, 1 de 22. On trouve les quatrains surtout au début de la partie en alexandrins. Celle qui est consacrée à Rou a 1,313 vers. Même proportion à peu près pour la partie consacrée à Will Lunge Esprée. Un seul quatrain (v. 2315-2318) dans ce qui a trait à Richard de Normandie (v. 2018-4421). Quant à la 3e partie (t. III dans Andresen), elle est toute en octosyllabes (11,502 vers) ; elle est postérieure à 1170.

De même dans le Doctrinal Sauvage, « composé dans le troisième quart du xm* siècle dans la région picarde, dont R. Bossuat donne un aperçu dans le petit volume des « Classiques Larousse » signalé plus haut, on voit (p. 13-15) se suivre des strophes monorimes de 4, 6, 7, 4 et 5 alexandrins. Sur 10, 5 de 4 vers.

14.   On y cite (p. 72) un fabliau en quatrains monorimes ; d'autres quatrains encore, p. 91, 108, 180, 220, 238. — P. 461, un petit poème, qui serait de 1226, formé de 30 quatrains; p. 466, une Complainte en 34 quatrains, publiée par Jubinal ; p. 468, une Complainte en 22 quatrains monorimes-.

15.   Dans Les origines de la Poésie lyrique en France au Moyen Age (3e éd., 1925), A. Jeanroy donne (p. 79-80) la traduction française d'une aube provençale en strophes de trois alexandrins monorimes (dans Bartsch, Chrestomatie provençale, 4e éd., 1880, p. 101), et, p. 86, celle d'une ««chanson dramatique », également provençale, en strophes de quatre alexandrins où les tiois premiers vers sont sur une rime, le quatrième ayant la même rime dans les cinq strophes (ibid., p. 245).

16.   Il n'en a pas moins été, du reste, employé dans la chanson populaire. Théodore Gerold en donne des échantillons dans son petit volume de la « Bibliotheca románica », Chansons populaires des XVe et XVIe siècles avec leurs mélodies.

17. Les personnages dialoguent volontiers par tétrastiques rimes dans les drames religieux réunis par Edelestand du Méril dans ses Origines latines du Théâtre moderne (1849), notamment dans le Mystère de la Nativité de Jésus (p. 187), publié déjà par Schmeller dans Carmina burana et où les tétrastiques sont monorimes et tout à fait proches du mester de clerecia, puisque les vers ont 7 + 7 syllabes ; ailleurs, les vers riment deux par deux tout en formant quatrain.

18. C'est ce qu'ont eu soin de noter J. Frappier et A.-M. Gossart, p. 29, 31, dans la traduction (sauf pour la dernière scène) qu'ils ont donnée, en prose moderne, de ce « Jeu » (« Classiques Larousse », Le théâtre religieux au Moyen Age).

19.  Pour le De Mercatore comme pour le Miles gloriosus en particulier, « chaque pensée, comme chaque phrase, occupe deux vers », note Alphonse Dain dans la notice sur le De Mercatore (t. II de ce recueil, p. 268). Ailleurs, on voit « tenir étroitement par le sens deux ou plusieurs couples élégiaques » (Cohen, Introduction, p. xxXIn).

20.  Cf. mon article sur L'expression dans Berceo, dans la Revista de Filologia Española, 1932, p. 154-170.

21.  Cohen, La comédie latine, t. II, p. 262.

22.  Ibid., p. 277.

23.  Voir à ce sujet ce que dit Pedro Salinas, p. 68 de Reality and the poet in Spanish Poetry, dont il a été rendu compte dans notre précédent fascicule, p. 314.

24.  C'est ainsi que, pour ce qui est de la strophe saphique, « en la transportant en latin, il s'est imposé l'obligation de mettre un spondée au second pied... » (Quicherat, Traité de versification latine, 1S82, p. 266). Pour le vers alcaïque, voir ibid., p. 255. Dans La poésie française en Catalogne (1936), p; 7 (cf. Bull, hisp., 1937, p. 412), Amédée Pages signale comme ayant employé l'alexandrin Cerveri de Girone (1250?-1280?) et Ramón Lull (1232-1315), celui-ci en laisses de 12 et 20 alexandrins monorimes.

 

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SUR LE « MESTER DE CLERECÍA »

 

 

GEORGES CIROT

 

Bulletin Hispanique. Tome 44, N°1, 1942. pp. 5-16.